Richard
Marienstras,
inoubliable
pionnier du « diasporisme » (1928-2011)1
On
doit à Richard Marienstras, brillant universitaire, éminent
spécialiste reconnu du théâtre élisabéthain, des ouvrages
particulièrement éclairants sur l’œuvre de William Shakespeare.
C’est à un autre de ses apports essentiel qu’est consacré
le présent article : son action déterminée en vue de la
reconnaissance formelle, dans notre pays, du fait juif en
tant que fait de culture, nourri par une longue histoire
diasporique. Une histoire le plus souvent douloureuse ou
tragique mais aussi d’une grande richesse, et qu’il convenait
à ses yeux de considérer comme vecteur essentiel de la judéité.
Fin
d’une République, fin d’une époque
Au
début des années soixante, notre pays sort très difficilement
de la période coloniale. Si Pierre Mendès France était parvenu
auparavant, en quelques mois seulement, à mettre un terme
à l’éprouvante guerre d’Indochine et à nous épargner celles
de Tunisie et du Maroc, il ne faudra pas moins que huit
années et le renversement d’une république pour que l’Algérie
conquière son inéluctable indépendance, à l’issue d’un conflit
matériellement et moralement dévastateur. Dans le prolongement
de ce conflit et face aux risques de déstabilisation mis
en évidence par l’attentat du Petit-Clamart, de Gaulle parachève
l’évolution constitutionnelle qu’il a prônée en faisant
adopter l’élection au suffrage universel du chef de l’État.
Le renforcement qui en résulte du pouvoir exécutif aux dépens
de celui du Parlement ne peut qu’accuser la centralisation
traditionnelle de la France, voire ses tendances monarchistes
qui, on le sait, iront s’accentuant lourdement au cours
du temps.
Une
telle évolution ne manque pas toutefois d’induire d’importantes
réactions de rejet, dont les plus intenses sont l’intensification
de la pression régionaliste et, bien sûr, le profond mouvement
contestataire de mai 1968 dont la conséquence indirecte
sera, un an plus tard, l’éviction du général.
C’est
dans cette situation très évolutive que Richard Marienstras
prend l’initiative, au milieu des années soixante, de constituer
un petit groupe de réflexion dont l’objectif est de renouveler
la vision traditionnelle, en France, de la judéité, en ouvrant
la possibilité de la concevoir autrement qu’au travers de
la seule religion ou du sionisme.
Le Manifeste de 1967
Après
de multiples échanges, le groupe réuni autour de Marienstras
rend public le texte d’un Manifeste qu’on
peut légitimement considérer comme à l’origine, en France,
d’une bonne part de la pensée juive laïque de gauche des
quatre dernières décennies. Ou, plus précisément encore,
du « diasporisme »
juif, si l’on accepte ce judicieux néologisme introduit
quelques années plus tard par Jacques Burko, à qui l’on
doit entre autres d’avoir brillamment assumé la rédaction
en chef de la revue Diasporiques
sous sa forme première depuis sa création en 1997 et pendant
près de neuf ans. « Diasporisme »,
pour exprimer en l’occurrence l’idée que cette façon de
se représenter et d’assumer une relation à la judéité n’est
pas le simple constat, passif, d’une situation de fait mais
bien la résultante d’une décision volontariste. Qu’on en
juge par ces quelques extraits dudit manifeste.
« [Avec]
la création du Consistoire Central par Napoléon, le judaïsme
français s’est défini comme un phénomène essentiellement
cultuel. L’on a voulu qu’en dehors du culte le Juif ne fût
plus rien. Et par une sorte d’accord tacite entre les communautés
juives et le reste du pays, les autres dimensions de la
situation juive ont été mises sous le boisseau.
Il
n’est pourtant pas possible de comprendre le fait juif en
France et dans le monde à partir de définitions aussi restrictives.
[…]. Il nous paraît donc nécessaire d’affirmer que toute
différence revendiquée n’est pas nécessairement un racisme ;
que les problèmes de l’identité individuelle, nationale
et culturelle sont complexes et ne peuvent être tranchés
dogmatiquement ; que c’est méconnaître gravement la
nature des faits que de contraindre les Juifs qui tiennent
à s’affirmer comme tels à choisir entre le culte et le sionisme ;
que les diasporas constituent, pour les Juifs, un mode d’existence
original qu’un long passé a rendu naturel, fructueux et
vénérable, où s’est déposé le meilleur de leur tradition
universaliste ; et que les diasporas juives, tout comme
d’autres minorités, doivent être encouragées, selon les
termes d’une récente déclaration de l’UNESCO, ‘à préserver
leurs valeurs culturelles’ afin d’être mieux en mesure ‘de
contribuer à enrichir la culture totale de l’humanité’ ».
La naissance du Cercle
Gaston-Crémieux
Dans
la logique de ce manifeste, ses signataires
se devaient de créer « un cercle
de confrontation, de recherches et de libres débats […]
naturellement ouverts à tous, juifs ou non-juifs, [pouvant]
entreprendre des actions politiques et culturelles et faire
connaître à l’opinion les problèmes soulevés par le fait
juif en France et dans le monde ».
Pierre
Vidal Naquet, l’un des fondateurs de cette association selon
la Loi de 1901, proposa de la désigner par un nom propre
plutôt que par une périphrase qui eût été fort longue si
elle avait intégré toutes les nuances constitutives du Cercle.
Avec l’accord de ses descendants, c’est celui de Gaston
Crémieux
qui fut finalement choisi. Gaston Crémieux ne doit
pas être confondu avec son homonyme, Adolphe Crémieux, « père »
du décret (controversé) sur l’accès à la nationalité française
des Juifs algériens. C’était un avocat juif comtadin, ardent
militant de la république sociale ; engagé dans la Commune de Marseille,
fait prisonnier lors de sa chute, interné pendant quelques
mois au Château d’If, il fut finalement ramené sur le continent
et fusillé en 1871 (à 35 ans) après un refus formel de sa
grâce par la Commission des grâces de Monsieur Thiers.
Même
si certaines de ses prises de position pourraient sans doute
être reformulées un peu différemment aujourd’hui, la pensée
du Cercle, que présida Marienstras pendant ses trois premières
décennies d’existence, constitue une référence essentielle
et reconnue de la judéité laïque. Très nombreux furent les
Juifs (essentiellement de gauche) à s’en rapprocher ou à
s’en inspirer, à prendre aussi parfois quelque distance
avec elle sans pour autant en récuser les apports. Certains
d’entre eux, notamment, furent séduits mais d’autres furent
surpris voire désarçonnés par la volonté du Cercle et de
son président d’engager un dialogue avec d’autres cultures
réputées « minoritaires » : les Arméniens,
les Tsiganes, mais aussi les Occitans, les Corses ou les
Bretons. Je n’en citerai qu’un exemple, mais ô combien significatif
: l’invitation faite à Robert Lafont, militant distingué
de la cause occitane, à venir nous parler de « l’enracinement
culturel » au cours d’une réunion-débat passionnante
mais qui laissa dubitatifs tous ceux qui n’avaient pas encore
parfaitement intégré l’idée que l’interculturalité était
non point une menace mais au contraire un appui fondamental
vis-à-vis de la préservation dynamique des cultures.
« Être un peuple
en diaspora »
Tout
en animant avec brio les travaux du Cercle, Marienstras
poursuivait l’élaboration progressive de ce que l’on peut
considérer comme sa doctrine, qu’il publia, en 1975, dans
un livre majeur. Son titre est à lui seul tout un programme :
Etre un peuple en diaspora. Son contenu demeure une source éclairante
d’interrogations essentielles.
Dans
le chapitre intitulé Les
juifs de la Diaspora, ou la vocation minoritaire Marienstras
écrit ainsi : « Si l’on me demande aujourd’hui :
‘Faut-il aider les Tsiganes (ou les Catalans, les Basques,
les Bretons, les Indiens, les Slovènes, les Juifs, les Arméniens…)
à survivre en perpétuant et en approfondissant leurs différences ?’,
je dirai qu’il le faut. Je ne chercherai pas à savoir –
car il y a trop de haine et trop d’arrogance dans une telle
curiosité – si ce groupe est un peuple, une nation, une
tribu, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un
fossile ou un vestige. Ni si l’obstination qu’il met à s’éterniser
convient au progressisme du moment. Les cultures ne sont
pas des toupies. Il me suffit que le groupe existe, qu’il
travaille à maintenir, à renouveler, à recréer son identité,
et qu’il ne le fasse pas exclusivement en parasite. La volonté
de vivre n’a pas à prouver son droit à la vie. […]. Et qui
osera affirmer qu’il est progressiste de niveler les modes
de vie, d’annihiler les gestes et les discours où affleure,
avec le passé multiple des hommes, leur présente diversité ? ».
Ou encore, un peu plus loin : « Une minorité ethnique,
culturelle ou religieuse doit pouvoir se donner l’organisation
qu’elle souhaite dans les limites du politiquement possible.
Cette clause n’est pas une échappatoire : une minorité
a tôt fait de découvrir ce qui, pour elle, est politiquement
possible. C’est parfois plus qu’elle ne croit et souvent
moins qu’elle ne désire. En tout cas, si elle ne sait jusqu’où
elle peut aller trop loin, elle met en jeu ce qui lui reste
d’existence ». Et enfin : « De fait, chez
les Juifs, plus encore que chez les autres minoritaires,
l’affirmation nationalitaire, en France, aujourd’hui, apparaît comme
un acte d’indiscipline créateur et progressiste. En effet
si une partie des luttes pour une société meilleure doit
s’orienter contre le capital, une partie des luttes doit
s’orienter contre l’État tel qu’il existe dans les faits,
tel qu’il existe dans les consciences : contre un État
qui transforme les citoyens en sujets, les producteurs en
rouages, les fonctionnaires en agents du pouvoir, et la
culture majoritaire en instrument de propagande et de domination.
Dans la situation présente, la revendication culturaliste
et nationalitaire est l’une des formes de désobéissance
civique, […] idéologique et institutionnelle profonde fournissant
aux individus qui, pour la pratiquer, se regroupent, une
assiette intellectuelle et subjective leur permettant de
résister aux propagandes manipulatrices ».
Marienstras
a souvent été présenté comme inscrivant sa pensée et son
action dans une filiation bundiste. On sait qu’en Europe
centrale étaient nés presque simultanément, dans les toutes
dernières années du xixe
siècle, deux grands mouvements de défense et d’émancipation
des populations juives : le sionisme et le
bundisme.
Le premier œuvrant en faveur d’une territorialisation du
peuple juif, le second en faveur de la reconnaissance de
son identité et de ses droits au sein même des pays où vivaient
des Juifs. Marientras n’a jamais récusé sa profonde parenté
avec l’idéologie du Bund, et le souffle qui inspire le livre
ci-dessus évoqué en témoigne sans ambiguïté, de même que
le souhait de son auteur d’être inhumé dans un caveau collectif
de ce mouvement.
Dans la mouvance d’un
grand précurseur
Pourrait-on
redire à l’identique aujourd’hui ce que ce pionnier, en
France, des revendications nationalitaires et diasporistes
énonçait de façon bouleversante il y a maintenant plus d’un
tiers de siècle ? Les avis ne sont pas unanimes, notamment
au sujet du concept de « minorité ». La revue
Diasporiques a
ainsi consacré à cette question, en juin 2009, un débat qui n’a pu que prendre acte d’assez profondes
divergences entre ses participants. « Même si la notion
de minorité demeure à certains égards vague, floue et faible,
disait Yves Plasseraud, le président du Groupement pour
les droits des minorités, si on la cisaille il ne nous restera
plus rien du tout pour agir, pour défendre ceux qui sont
en droit de se considérer comme discriminés collectivement ».
Ce à quoi réagissait Hamida Ben Sadia, membre du Comité
central de la Ligue des droits de l’Homme – que la maladie
nous a hélas arrachée bien jeune : « Fille d’immigrés
algériens, ai-je envie « d’appartenir » toute
ma vie à la « minorité » arabe ou berbère ?
Je n’en suis pas convaincue. […] Il me semble indispensable
de ne pas étendre à toutes les appartenances culturelles
l’attitude protectrice que nous devons aux minorités menacées
dans leurs droits fondamentaux ».
De
même, le cercle Gaston-Crémieux avait prôné, en son temps,
le mot d’ordre du « droit à la différence ». Le
ferait-on encore aujourd’hui dans les mêmes termes ?
L’existence de différences entre cultures est une évidence,
elles constituent une richesse de l’humanité qui devrait
être considérée comme inaliénable. Cependant ces différences
peuvent engendrer des situations conflictuelles qu’on ne
saurait ignorer ou même minimiser ; et c’est en prenant
acte de cette conflictualité potentielle et en s’efforçant
de la dépasser qu’on peut espérer progresser dans la compréhension
mutuelle et dans le vivre ensemble. Dans cet esprit, les
différences constatées devraient plutôt être présentées
comme la source de confrontations susceptibles de conduire
à des rapprochements.
Cela
étant, pour en arriver là où nous sommes maintenant en termes
de prise en compte de la diversité culturelle, encore fallait-il
commencer par affirmer la nécessité d’un respect absolu
de l’altérité, individuelle et collective, et c’est l’un
des éminents mérites de Marienstras que d’avoir si fortement
contribué à désigner et à élargir la voie en la matière.
« Que l’âme du
défunt rejoigne le faisceau de la vie »
On
n’entre pas dans la Résistance à quinze ans sans que toute
son existence demeure marquée par un tel engagement. « Créer
c’est résister, résister c’est créer » disaient dans
leur Manifeste du 15 mai 2004, que nous avons reproduit
dans Diasporiques/Cultures en mouvement,
les « vétérans des mouvements de Résistance ».
Rien ne résume mieux l’œuvre de la très grande figure
de la judéité diasporique que fut Richard Marienstras.
« Que
l’âme du défunt rejoigne le faisceau de la vie » est
une phrase qui figure sur nombre de tombes juives. On peut lui conférer un sens
religieux mais on peut aussi l’interpréter de façon profane
si l’on donne au mot « âme » le sens qu’il a lorsqu’on
parle, par exemple, de l’âme d’un peuple, ou celui que lui
donnaient les membres du cercle Gaston-Crémieux lorsqu’ils
disaient de Marienstras qu’il était l’âme de ce groupe.
Tous ceux qui ont eu la chance de connaître Richard Marienstras
et de faire un bout du chemin de la vie à ses côtés ne sont
pas près d’oublier ce qu’il leur a apporté. Son âme a rejoint
à jamais le faisceau de leurs vies.
Quelques ouvrages
de Richard Marienstras
*
Max, pauvre Max,
récits (Denoël, 1964).
*
Être un peuple en
diaspora (François Maspero, 1975).
*
Le Proche et le lointain. Sur Shakespeare, le drame élisabéthain
et l'idéologie aux
xvie
et xviie
siècles
(Minuit, 1981).
*
Shakespeare au xvie siècle. Une petite introduction aux tragédies
(Minuit, 2000).
*
Du bon usage de
la mémoire, avec Alain Finkielkraut et Tzvetan Todorov
(Tricorne, 2000).