Le
Manifeste de 1967
Les récents événements du Moyen-Orient ont dévoilé le malaise
qui existait parmi les Juifs de gauche en France. Indifférents
à la religion, ne souhaitant pas émigrer en Israël, se sentant
pleinement des citoyens de leur pays, ils ont pour la plupart,
tenu à se réaffirmer comme Juifs malgré la diversité de leurs
options. Cela a provoqué de la surprise. Dans les milieux laïques
et dans certains milieux de gauche, un estime, en effet, que
hors de la synagogue, un Juif ne peut exister comme tel, qu'au
regard de l'antisémitisme " a moins d'être "raciste", "sioniste"
ou "mystique". Du rôle de la droite traditionnelle, où l'influence
de Drumont et de Maurras reste grande, on le considère comme
membre d'une entité mal définie, mais dangereuse ou méprisable.
Or, tes
juifs de gauche, qui ne peuvent évidemment pas se reconnaître
dans le portrait du Juif que leur présente la droite antisémite,
ont, d'autre part, le sentiment de n'être pas compris par les
milieux de gauche où ils militent. Alors qu'il leur est difficile
de ne pas s'affirmer pour ce qu'ils sont, ils ne parviennent
que malaisément a se définir. Et leur situation, qui fait problème
aux yeux d'autrui, leur semble à eux-mêmes problématique.
En France
cet état de fait a sans doute pour origine les circonstances
politiques et idéologiques qui ont amené la création du Consistoire
Central par Napoléon: le judaïsme français s'est défini comme
un phénomène essentiellement cultuel . L'on a voulu qu'en dehors
du culte, le juif ne fût plus rien. Et par une sorte d'accord
tacite entre les communautés juives et le reste du pays, les
autres dimensions de la question juive ont été mises sous le
boisseau.
Il n'est
pourtant pas possible de comprendre le fait juif en France et
dans le monde a partir de définitions aussi restrictives. Ainsi,
pour rendre compte de la réaction qui fut celle d'un grand nombre
de Juifs de gauche pendant la crise du Moyen-Orient, il faut
postuler chez eux une conscience diffuse et résiduelle des dimensions
historiques et culturelles de leur situation - conscience qui
est devenue une incitation a agir et à remettre en cause certaines
certitudes au moment où l'on pouvait craindre qu'Israël allait
être détruit .
Cette
réaction a été (on mal Interprétée dans certaines formations
de gauche: l'on a affirmé que tout appel à la conscience juive
des juifs français faisait le jeu de ceux qui "considèrent le
juif comme un corps étranger", l'on a laissé entendre que la
nation française ne tolérait pas de double allégeance. Une certaine
confusion entre la notion elle-même confuse de "peuple juif"
et celle de "nationalité juive ou israélienne" a été. tantôt
volontairement, tantôt involontairement entretenue. On sait
comment cette querelle a rebondi par la suite.
Une confusion
de même ordre plane lorsqu'on parle de la solidarité que la
plupart des juifs français manifestent pour le peuple d'Israël
et de la satisfaction qu'ils éprouvent à voir Israël participer
au concert des nations anciennement ou nouvellement constituées:
l'on tend a présenter cette solidarité et cette joie comme un
aval des positions politiques ou idéologiques qui semblent être
actuellement celles d'un grand nombre d'israéliens et de certains
membres de leur gouvernement .
Ces confusions
révèlent une incompréhension dangereuse; du fait juif en France
et dans le monde.
Il nous
paraît donc nécessaire d'affirmer que toute différence revendiquée
n'est pas nécessairement un racisme; que les problèmes de l'identité
individuelle, nationale et culturelle sont complexes et ne peuvent
être tranchés dogmatiquement : que c'est méconnaître la nature
des faits que de contraindre les Juifs qui tiennent à s'affirmer
comme tels à choisir entre la synagogue et le sionisme ; que
les diasporas constituent pour les Juifs un mode d'existence
original, qu'un long passé a rendu naturel, fructueux et vénérable,
et où s'est déposé le meilleur de la tradition universaliste
des Juifs ; et que les diasporas tout comme d'autres minorités,
doivent être encouragées - selon les termes d'une récente déclaration
de l'UNESCO - "a préserver leurs valeurs culturelles" - ou le
cas échéant, à les redécouvrir - afin d'être mieux en mesure
"de contribuer à enrichir la culture totale de l'humanité".
Nous avons
ainsi décidé de créer, pour permettre aux Juifs de gauche de
se définir, un cercle de confrontation, de recherches et de
libres débats, à l'intérieur duquel pourra être analysée leur
situation spécifique par rapport aux milieux où ils travaillent,
par rapport à l'État d'Israël, par rapport au passé et à l'histoire
des Juifs. Les débats seront naturellement ouverts à tous, juifs
ou non Juifs. Le cercle pourra entreprendre des actions politiques
et culturelles et faire connaître à l'opinion les problèmes
soulevés par le fait juif en France et dans le monde.
Afin d'éviter
tout malentendu, nous précisons que le cercle est composé d'hommes
et de femmes qui soutiennent des forces de progrès dans le monde.
Ainsi, sur le conflit au Moyen-Orient, ses membres ont adopté
les principes définis par le Comité des Intellectuels pour la
Solution Négociée du Conflit Israélo-Arabe. Ils se prononcent
contre l'agression américaine au Viêt-nam et pour l'arrêt inconditionnel
des bombardements, ainsi que contre les dictatures fascistes
en Grèce et ailleurs.
Ce
texte a été signé à l'époque par les douze membres-fondateurs
du Cercle ( J.Huppert, G.Isotti-Rosowski, C.Lanzmann, P.Lazar,
J.Lebar, R.Marienstras, L.Poliakov, O.Rosowski, B.Sarel, R.Thalmann,
P.Vidal-Naquet et R.Visocekas )
|